J’ai mal à la tête.
Très mal, comme s’il y avait un orchestre qui jouait juste à côté de moi.
J’ai trop bu, j’ai la gueule de bois.
J’ouvre péniblement les yeux, essaie d’ignorer le réflexe typiquement humain de me cacher sous les couvertures et me redresse piteusement. Je suis dans un lit, pas de première facture à en juger par les ressorts qui grincent. C’est une vieille odeur d’alcool un peu rance qui me prend au nez, avec des arômes de détergents en arrière fond, j’ignore ce qui s’est passé dans cet appartement, mais ce n’était pas au programme. C’est une lumière jaune qui filtre par la fenêtre, les volets sont rabattus pour la plupart, on devine qu’il fait jour depuis longtemps à l’extérieur, dans le monde des hommes. J’enfouis mon visage entre mains, baille, me gratte le sommet du crâne et porte un regard à ma tenue : je suis encore tout habillé de la veille, quelques tâches de saké sur ma chemise et des traces de sang sur mon pantalon, j’ai dû me battre. Ce qui ne m’étonne pas vraiment, si j’ai bu à ne plus me souvenir de la veille, c’est sans doutes que j’ai participé à une nuit d’excès.
Puis j’entends un long grognement qui émane du salon, une sorte d’ours qui renifle, un tigre enrhumé peut-être ? Sans vraiment chercher à comprendre, je vais dans le séjour et je ne sais pas comment décrire les lieux. Bien sûr, il y a le classique canapé-table basse, mais tout autour, ce sont des fringues en vrac, des cadavres de bouteille d’alcool et dans le canapé, il y a même mon sac à dos. Je ne comprends pas pourquoi j’aurais mis mon sac de voyage sur le canapé avec des couvertures, mais ce n’est pas le plus important.
J’ai la bouche pâteuse bordel. Il faut que je me débarbouille un peu, où sont les toilettes ?
Mon sac à dos se met à ronfler, j’ai un soupir, j’ai dû foutre un écureuil dedans. Ou plutôt, un bébé lion, vu les bruits qui en émanent. D’abord je me rince la bouche, ensuite je te sors de là le lionceau, ok ?
Ok.
Je vais aux toilettes, la salle d’eau est impeccable, je pourrais manger à même le sol tant elle est magnifiquement entretenue. Le carrelage blanc impeccable, le rideau de douche parfaitement lisse, l’émail rayonnant de la baignoire, le tigre au poil soyeux dedans.
Minute… Pourquoi il y a ma brosse à dent sur le lavabo et pourquoi il y en a une seconde ? J’ai ma brosse à dent bleue foncée et il y en a une autre qui est violette, je plisse le regard. Je n’arrive pas à la reconnaître, en même temps j’ai pas l’habitude de partager les brosses à dent. Bordel, je dois me concentrer une minute ou deux pour trouver quelle est la mienne, difficile de faire la différence entre bleu nuit et violet foncé quand on a la gueule de bois.
Je me rince la bouche et me brosse les dents, me passe de l’eau fraiche sur le visage.
Le tigre a une sorte de meuglement digne d’une vache.

« Ça va, bien dormi ? Moi c’était pas fou.
-Mouuuuuh.
-D’accord, du coup tu vas faire quoi ? » Il souffle avec désarroi en sortant de la baignoire.
« Mnnhhhnnnjhhg.
-Je sais même pas où on est, si tu veux, tu peux rester avec moi hein. Mais je te garantis pas qu’on retrouvera le chemin de ta maison. Tu viens d’où.
-Mouuuuuuh.
-C’est pas tout à fait la réponse que j’attendais, mais d’accord. Bon je laisse la porte ouverte, » il s’approche de moi et s’appuie contre le lavabo. « Mollo, j’ai presque terminé. » Il lèche le bout du robinet. « Ah, je comprends, minute. » Je laisse couler de l’eau froide et il commence à boire.

En attendant que le Mouh ! se désaltère, je retourne dans le salon. Mon sac est toujours le canapé à faire des bruits d’une autre dimension, une dimension qu’on appelle le zoo et je tire la couverture. Comme pour me motiver à bouger de là avant qu’on ne me demande des explications pour l’appartement, je me parle à mon sac.

« Allez la saucisse, on se motive, c’est un nouveau jour. » Je tire le drap.

C’est une fille, j’ai un sursaut en voyant une jeune fille au teint halé et avec des tâches de vomis sur sa veste. Puis j’ai un deuxième sursaut en voyant son bandeau d’identification, c’est une ninja de Kumo, par les kamis, j’ai fait la teuf avec une ninja de Kumo ! C’est pas bon ça, en espérant que ça soit elle qui m’a embarqué dans toute cette aventure.
Puis elle a un long gémissement contrarié, qui me fait dire qu’elle a un lien de parenté avec le tigre. Je devrais être à l’aise, mais j’ai un peu les jetons et encore debout au milieu de la pièce, j’essaie d’entamer la conversation.

« Euh, salut, je m’appelle Akula et toi ? Tu te souviens de ce qui s’est passé cette nuit ? »

La demoiselle de Kumo marmonne quelques paroles incompréhensibles à propos d’une bouteille d’eau et d’une mignonne. J’ai un pincement de lèvres, je sais que je suis un peu androgyne sur les bords, mais je me sens offensé d’être confondu avec une dame. Je me penche un peu de côté, cherchant à discerner une quelconque émotion sur son visage contrarié, puis je me ravise. Elle a encore la gueule de bois, je m’en vais fouiller dans la cuisine, en quête d’une cruche d’eau et en ouvrant le frigo, par les kamis j’ai vu des horreurs mais on dépasse les bornes aujourd’hui. J’attrape la bouteille d’eau qui traîne, m’assure à l’odeur que c’est bien de l’eau, puis observe le reste.
Il y a une sorte de cruche, rempli d’un liquide rose et gazeux. En approchant mon nez, c’est un arôme toxique qui m’étreint, un relent d’alcool et de médicaments, comme si on avait mélangé tous les fonds de bouteille pour former un mélange détonnant. Quelqu’un a fait un tombeau et il s’est dégonflé, la cruche est encore pleine. Il faudrait être fou pour boire ça.
Je retourne dans le salon et tend une bouteille que la kumojin attrape d’une main fébrile. Je m’assois sur un siège, pose les pieds sur la table et comprenant que ça va être une longue journée, j’ai un soupir. En plus il y a un tigre dans la salle de bain. Je vais avoir du mal à justifier tout ça au patron.

« Bah, je m’appelle Waiya Akula, je suis un ninja indépendant de Taki. Je me souviens plus de ce qui s’est passé cette nuit, mais on est dans un appartement à Murayouri, il doit être aux alentours de midi, on est torché et c’est le bordel dans l’appartement. Tu t’appelles comment ? J’ai vu que t’étais ninja de Kumo, mais je vais avoir du mal à te ramener à ton chef d’unité si tu me donnes pas ton nom. A moins qu’on règle ça nous même ? Tu sais comment on est arrivé là ? On était pas avec d’autres gens cette nuit ? Pourquoi on est que deux ? On a fait tout ça à deux ? »