-Regarde toi, tout sale et crasseux, à genoux dans ta propre merde.Il va se fatiguer. Il pense que c’est en commentant la boue qui masque mes traits carrés et mes petits yeux enfoncés que je vais céder. Certes, je suis peut-être dévêtu et sale car retenu prisonnier dans un camps de terroriste, mais si votre égo est corrélé à l’état de vos soulier il s’agirait de questionner vos choix de vie.
Je me tais. Je n’ai rien à lui dire de plus qu’à l’ancien du village qui m’a envoyé là ou à la tenancière de la taverne à qui je vais ramener la tête de ce type. Peut-être que ma mère m’a trop souvent rappelé que les garçons sages se taisent, ou alors l’armée m’a trop montré de balances pendues haut et court pour m’inciter à parler, dans tout le cas je ne dis rien. Mes yeux se plantent dans les siens, je durcis la mâchoire. Il craquera avant moi.
-Et donc du coup, tu fais quoi ici, fils de pute ? Tu veux quoi ?Je le fixe avec insistance. Je fais plus de deux mètres pour cent vingts kilos de muscles, il a peur plus que moi. J’ai trop maté de crapules en tout genre pour croire qu’on joue entre égaux à ce petit jeu d’intimidation. Seuls les faibles prêchent l’égalité entre les individus. Moi je prêche la doctrine du travail bien fait.
-PARLE !Son poing s’élance vers moi et je lève mes mains liées pour agripper son poignet. Je le tire un coup sec vers moi et son visage ne fait plus qu’un avec la boue mentionnée précédemment. Il faut croire qu’on est deux à être crasseux maintenant. Je rampe sur les tibias pour me mettre à son niveau et lui enfoncer le crâne dans le dix centimètres de boue que la pluie diluvienne nous offre depuis deux semaines. J’attends qu’il cesse de respirer et que la terre cesse de vibrer sous ses cris étouffés par le sol. Mes mains déliées avec son canif, je me lève.
Les autres ont quitté le campement, je vais donc récupérer mon armure qu’il à oublier de cacher dans son allégresse. Dans la plupart des cas, il vaut mieux observer que faire, écouter que parler, réfléchir que sentir, on évite les ennuis. J’ajuste le métal gris vert sur mon corps et époussette tous les petits ornements raffinés.
J’aime bien les jolies choses, on peut en profiter en silence. Je souris bêtement sous mon masque de démon avant de reprendre mon sac, mon Nodachi, et d’aller récupérer la tête de ma cible. En la levant au niveau de mon visage, j’en profite pour enlever la terre du sien d’un revers de main. On m’a demandé de ramener une tête, pas un pot de compost.
***
-Vous avez rendu la face du monde un peu plus propre.-Oui.Le visage ridé du vieillard devant moi se plisse alors qu’un silence s’installe. Il semble mal à l’aise et fronce les sourcils pendant que sa fille déglutit bruyamment. Autour de nous les tablées d’ivrognes ne semblent pas s’intéresser au déroulé de la scène, et c’est mieux comme ça.
Je me demande combien de temps vont-ils mettre à se souvenir qu’ils m’ont promis compensation financière. Les secondes passent et aucune mention de ryôs en vue, ils se contentent de se regarder avec inquiétude, de se retourner vers moi, et de recommencer. Je soutiens le duel d’yeux.
Certains essaient de me payer avec des remerciements, voir même des compliments exagérés et parfois même des avances carrément déplacées pour les femmes. Même si la tenancière de cette taverne est plutôt mignonne, j’exige mes pièces. Je ne dis rien par politesse mais le temps commence à se faire long.
-Je peux vous proposer une bière ?La damoiselle se décide à briser la glace. Je remue des épaules pour m’étirer sous les épaulières démesurées. Un soupir métallisé par mon accoutrement m’échappe.
-Non.Un rictus dérangé s’installe sur le visage de la barmaid. L’ancien baisse son regard vers ses sabots de bambous. Le contraste avec mes bottes de plaque rappelle qui ici dirige le débat. S’ils pensent que je ne comprend pas leur infraverbale, ils se trompent. J’aurai mon paiement, d’une manière ou d’une autre, même s’il n’ont pas de quoi payer.
-Bon, et bien… Kitsumi, sors la bourse.La femme se baisse pour attraper un petit sac de cuir relié avec de la paille. Je suis soulagé de voir qu’il comprennent au final qu’un marché est un marché, et qu’on ne change pas la nature du paiement au beau milieu du contrat. Les pièces virevoltent de main en main avant d’arriver dans les miennes.
-Il manque cinquante ryôs.Les deux visages se crispent. Les rires d’un soûlard à la blague de son ami aux confins de la salle matérialisent l’espace d’un instant ce qu’ils cherchaient à éviter depuis le début. L’embarras de la dette est un bien grand mal, mais celui des mauvais comptes l’est encore plus.
-Nous… euh… nous ne les avons pas. Malheureusement.Ma main tendue se crispe.
-Un marché est un marché. Pourquoi l’avoir conclu sans avoir les provisions nécessaire pour honorer votre part ?La femme se permet de prendre la parole. Sa voix est enrouée, probablement à cause de la tension qui monte en eux. Son ton assuré et quelque peu dur est purement artificiel. Elle essaie de se donner de l’épaisseur pour faire face à ma figure que je sais dérangeante.
-Ce malfrat nous volait et pillait notre bétail, on ne pouvait pas continuer à vivre ainsi.-Comment puis-je continuer à vivre moi aussi si je n’ai pas le fruit de mon labeur ?Son assurance redescend d’un seul coup en dessous de celle de l’ancien qui me fixe là où il pense être mes yeux derrière mon masque. Ma voix déjà grave étant amplifiée et déformée par la résonance du métal, j’ai l’impression qu’au loin, on nous a entendu. Qu’importe, j’aurais mes ryôs.
Une main noueuse se tend, la paume vers le ciel, juste devant ma taille.
-On a de quoi manger, boire, et même dormir.Son visage se ferme. J’ai beau être un vieil ours taciturne, je sais comment les hommes fonctionnent autour du monde. À son ton et son passage discret de sa langue sur les lèvres déformée par les années, je sais que c’est un effort surhumain qu’il fournit ici. Le monde de la campagne est sale et terne, bourré d’atrocités innommables et de tragédies indicibles qu’on accepte par faiblesse ou commet par déchéance. Cela ne me regarde pas, je veux juste être rétribuer à la hauteur de mon travail.
-J’espère que vous comprenez...Bien sûr que je comprends. Je réfléchis un instant. Une fois fini, j’enlève mes gants.
-C’est d’accord.Encore une journée de travail bien fait.
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