Tsuchi no Kuni, Automne 150

Onze ans… Onze années passées sur les routes du Yuukan à ne vivre qu’à la demande de ceux qui exercent sur moi cette pression qui m’écrase.
Onze ans que je ne suis rien, que je fais le larbin, nettoie, sert à boire et à bouffer à ces hommes plus âgés qui ne montrent que leurs indifférences à mon égard.
Je suis leurs choses.

Au tout début, je n’étais qu’un gamin lorsqu’ils arrivèrent pour m’arracher à pépé et mémé. J’étais triste ce jour-là, mes grands-parents l’étaient aussi.
Mais j’ignorais tout ce qui m’attendait et rapidement, ma vie est devenue une corvée.
Cela peut paraître insurmontable, pourtant lorsque l’on ne connaît que cela depuis si longtemps cela devient une routine, une banalité que l’on se contente de faire mécaniquement.
Officiellement, ils étaient une troupe arpentant le monde à la recherche de personnes spéciales qu’il fallait impérativement protéger. Officieusement, ils étaient une troupe retirant à des individus différents toutes les libertés.

C’était d’ailleurs à cela qu’elle servait, les cages qu’ils transportaient en toute discrétion.
Des protections comme ils les appellent si bien.
Il m’avait mis cette idée en tête dès le départ, et pendant des années je n’avais fait que les croire.
C’est pourquoi, je nettoyais sans broncher les cages de ces êtres que nous étions supposés protéger.
Il y avait des règles:

- Pas de discussion
- Pas de nourriture ou boisson supplémentaire
- Interdiction formelle de libérer ces êtres si précieux

Ainsi, pendant des années j’avais obéi.
J’avais obéi sans broncher, jusqu’à ce qu’un jour je la remarque enfin malgré son silence. “Moe” était écrit sur sa cage.
Elle s'appelait sûrement comme ça, cette fille aux cheveux blancs semblables aux miens.
Elle était discrète, et j’avais ressenti pour la première fois de ma vie, le besoin de transgresser les règles.
Depuis ce jour, je lui apportais régulièrement de quoi manger et boire. Des restes de ma propre ration. Elle avait l’air vide, mais je refusais de la voir mourir.

Cette routine dura des années, jusqu’à cette nuit là. Où tout bascula.

***

Moe et Yuga avaient pas mal grandi depuis la première fois où ils s’étaient croisés par cage interposée. Yugami était à présent un jeune homme et la jeune fille qu’il avait gardé et entretenu dans sa cage toutes ces années était devenue une belle jeune femme.
Ce soir-là encore, il était venu pour lui apporter une partie de sa ration… Mais le bleu scintillant habituel de ses yeux se transforma en bleu glacial lorsque cette dernière s’adressa à lui.

- « Dis, Yuga, tu veux bien que je meure ? »

Ces quelques mots suffirent à retourner le cerveau du jeune adulte.
Pourquoi voulait-elle mourir ? Pourquoi demandait-elle cela ? Cela faisait si longtemps qu’il prenait soin d’elle et la protégeait du monde extérieur ? Alors pourquoi parler de la mort ? Pourquoi … POURQUOI ?!
Il ne lui répondit pas. Tête basse il quitta la tente où était entreposée l’unique cage de Moe pour retourner au côté de ces hommes qu’il servait.
Il avait l’esprit ailleurs, renversa plusieurs fois de sacro saint liquide que les Chefs appelaient “Vodka” ce qui lui valut quelques coups sur la tête.

- Qu’est-ce qu’il t’arrive ce soir bon à rien ?! sonna l’un d’entre eux.

Il ne savait pas s’il devait leur parler. Mais après tout, ils étaient tout aussi dévoué à la protection de Moe. Ils sauraient sans doute quoi faire.

- C’est Moe-chan… Elle veut savoir si elle peut mourir ?

Un blanc s’installa avant qu’ils ne se tordent tous de rire. Qu’est-ce qu’il y avait de dôle à cela ?

- Elle aura tenu plus de temps que prévu.
- Tu as raison. Cette garce incapable, cela fait des années qu’on se traine ce boulet.
- On va enfin pouvoir s’en débarrasser.

Pourquoi … Pourquoi disait-il cela ?

- POURQUOI VOUS DITES ÇA ?! s’écria Yuga. On est pas supposé protéger Moe ainsi que tous les autres ?!

Ils continuèrent à se marrer tandis qu’un étrange mélange d’émotion émergeait que le jeune homme.
Un sentiment qu’il n’avait encore jamais éprouvé jusqu’à présent tandis qu’il ne comprenait pas ce qui était en train de se passer.

- T’es vraiment un abruti gamin. Si la gosse veut crever, qu’elle crève, ce ne sont pas nos affaires.
- On doit protéger ces gens s’essaya à nouveau Yugami qui était de plus en plus perdu.
- Tu as rien compris, ces choses dans ces cages ne sont que nos jouets. On les garde un temps et puis on s’en débarrasse, un peu comme toi en fait. Alors si tu veux pas crever. Tu fermes ta gueule et tu vas te coucher.

Cela lui faisait mal au niveau de la poitrine. Pour la première fois depuis longtemps, il ressentait comme une pression s’exercer, comme si quelqu’un était en train de le piétiner.
Sans un mot, sonné par la discussion, il quitta leur tente. C’est alors qu’il entendit l’un d’entre eux.

- On la bute cette nuit.

Son coeur se serra encore plus, tandis qu’il sentit sa vue se troubler suite à l’apparition de larmes qui perlaient à présent sur ses joues. Onze années de sa vie venaient d’être balayées mais ce qui lui faisait encore plus mal c’était le sort qui allait être celui de Moe.
Refusant catégoriquement ce qu’il venait d'entendre, il fit à nouveau apparition dans la tente.

- Hors de question ! Je vous en empêcherai !

Les hommes se levèrent et le passèrent à tabac. Il fut roué de coups, et tandis qu’il s’entait sa conscience s’échapper il entendit l’un d’entre eux se prononcer à son sujet.

- On remballe, on laisse celui-là ici aussi. Kimbo, tu t’occupes de la fille.

Puis le noir total.
Il se réveilla quelques heures plus tard. Il avait été déposé contre un arbre, et la majorité du camp avait été replié.
Son corps le faisait souffrir, mais il se souvint de ce qui allait se passer s’il ne faisait rien.
Utilisant ce sentiment qui ne demandait qu’à sortir, il se releva et se dirigea vers la tente de détention de Moe.
Comment avait-il pour être aussi bête. Cette cage ne servait pas à protéger Moe, mais plutôt à l’enfermer. Il devait se dépêcher car sinon, elle ne passerait pas la nuit.

Il fit alors aussi vite que possible. Et il le vit. Ce gros de Kimbo pénétrer dans la tente de Moe.
Il était en colère, pour la première fois de sa vie, il avait la rage. Une rage si forte qu’il se mordit les lèvres à s’en faire saigner.
Les choses s'embrouillaient dans sa tête, et il ne répondait plus qu’à une chose, la rage.

Sans qu’il soit capable de l’expliquer il pénétra dans la tente. Kimbo n’avait pas encore atteint la cage et fut surpris de le revoir.

- Tu en redemande petit con ?

Mais Yuga n’était plus le même. Il déambula jusqu’au gros porc, les menaces de ce dernier ne faisant que l’effleurer.
Jusqu’à ce que Yuga pose finalement sa main sur l’épaule de ce dernier. Un bruit assourdissant retentit dans la tente. Un bruit d’os fracturé, et déboité. Sous la douleur le brigands s’écroula. Mais le jeune garçon ne s’arrêta pas là. Partie du corps après partie du corps, il fit subir une véritable torture à Kimbo. Déboitant, fracturant sans qu’il ne sache comment l’homme qui avait osé essayer de tuer Moe. Cette dernière ne devait d’ailleurs pas comprendre ce qu’il se passait.

Enfin… les hurlements de douleur de Kimbo s’estompèrent et le silence revint. Il n’était plus.
Alors le garçon se redressa, le visage et ses fringues recouverts de sang et plongea son regard glacial dans celui de celle qu’il avait toujours cru protéger, mais qui en réalité était en captivité.

- Moe-chan…

Ft.:

Ce sentiment étrange qu’il n’avait jusqu’à ce jour jamais éprouvé finit par s’atténuer.
Yuga se retrouve devant la cage, le visage et les mains couverts de sang.
Du sang ?
Oui, le sang de Kimbo, plus les secondes passent et plus les images reviennent à lui comme des flashs.
Il détourne le regard en arrière pour découvrir le corps de l’homme en morceau. Du sang… Il y en a partout, il y baigne même dedans.

Alors, il essaye de se raccrocher à la seule chose qu’il connaisse en ce lieu. Moe.
Elle n’est pas plus renseignée que lui sur ce qu’il vient de faire.
Son regard est vide, et essaye de se confondre dans les prunelles améthystes de la prisonnière.
Il cherche un soutien, une approbation.
Est-il devenu un monstre encore plus monstrueux que les Grands Chefs ?

Elle lui accorde finalement sa bénédiction. Yuga a fait ce qu’il fallait ?
Était-ce vraiment le cas ?
Toujours étant qu’à cet instant, il ne croit plus en rien si ce n’est en Moe.
Ses mots lui donnent de la force, il se redresse pour finir par se lever.
Ses vêtements sont imbibés de sang, et des gouttes perlent le long de ses mains.
Le sang… C’est pas si terrible.

- Pas tout à fait… dit-il d’un ton anormalement calme.

À cet instant, il ne doute plus. Elle est face à lui, et ça lui suffit. Mais il n’a pas encore fait tout ce qu’il devait faire.
Moe lui rend sa main, il lui tend la sienne.
Leurs doigts s’entrecroisent.
Pour la première fois, il est en mesure de faire autre chose que de lui déposer de la nourriture.
Pour la première fois, il peut réellement la protéger.

De sa main libre, il attrapa alors le verrou de la cage et le serra.
Sans relâcher son regard de Moe, il serre l’unique rempart entre la jeune femme et sa liberté.
Il ne sait pas ce qu’il se passe, mais à cet instant, il se sent fort.
À l’image du corps de Kimbo gisant sur le sol, le verrou se courbe et finit par lâcher.
Il peut alors ouvrir la cage.

- Tout ce que tu as entendu ici… Tout ce que tu as vu ici. Tout ce que les gens d’ici attendaient de toi ici. Tout n’étaient que des conneries. Tu mérites de vivre ta vie. Tu mérites d’être qui tu veux être.

La cage était ouverte et la jeune femme libre.
Il la tenait toujours fermement par la main tandis qu’il l’attirait Moe à lui comme pour l’inviter à quitter sa cellule. Seul lieu familier qu’elle connaissait vraiment après tout ces annés.
Le monde lui était peut-être inconnu. Mais Yuga était là.

- Bat toi. Bat toi pour ta vie. Et surtout, n'oublies jamais que je t'interdis de mourir.

Un sourire se dessinait sur son visage.
Oui, c’était ça le bien.
Toutes ces années il avait été stupide. Il en avait de plus en plus conscience.
Manipulé comme personne. Il était vert de honte.
Mais il avait aujourd’hui la chance de se rattraper.
Car dans le silence de la nuit, les Grands Chefs attendaient le retour de Kimbo et commençaient à s'impatienter.

- Moe-chan… Tu as raison… Allons-nous en d’ici.

Son regard avait changé, il était confiant. Il était temps pour eux de quitter cet enfer.
Et que le diable emporte ceux qui se mettraient sur leur chemin.