Menara avait disparu ? Voilà qui était embêtant pour l’estomac, hélas très vide, de Jirō. Il était arrivé tard à l’auberge ce soir, la charrette pleine de marchandises, et la bourse pleine à craquer, prête à se délester de quelques sous pour ce bon ragout. Le cuisinier de remplacement fit son possible pour satisfaire le client, mais beaucoup d’autres le regardaient du coin de l’oeil, bien au courant de ses activités. Au petit matin, après avoir dormi quelques bonnes heures dans une chambre libre de La Croisée, Jirō eut la surprise d’être interpellé au saut du lit par quelques villageois. Ils posèrent une bourse sur la table et proposèrent alors une offre : cet argent contre une enquête et peut-être même un sauvetage de la pauvre Menara. Peu intéressé par la monnaie sonnante et trébuchante, le contrebandier accepta la mission, feignant une générosité et une bienveillance qui ne servirait qu’à lier le sort de ce village au sien plus tard. Mieux endetter l’honneur que se faire payer matériellement pour le défiguré.

Le voilà donc, quelques heures plus tard, parti pour son enquête. Il avait interrogé quelques personnes. Une imposante créature s’était apparemment engouffré dans l’auberge, avait laissé de nombreuses griffures sur les murs, mais aucune trace de sang, pas un bruit, rien. Cette histoire était tout à fait intrigante. Le mercenaire était ferré : cette histoire l’intéressait fortement. Il avait certes de la sympathie pour cette vieille femme, mais semblait surtout curieux de trouver le fin mot de l’histoire. Ainsi, il trouva rapidement une anomalie dans toute cette histoire : rares étaient ceux à bien vouloir lui répondre sur les raisons d’un potentiel enlèvement. Qui pourrait donc en vouloir à une femme comme ça ? Mais peu à peu, les langues commençaient à se dénouer. Apparemment, la bonne femme avait mené une vie pleine de rebondissement par le passé, et à entendre le nombre d’anecdote qu’elle se traînait, selon les anciens du village, Menara était sûrement bien plus âgée qu’elle n’y paraissait.

La tenancière était arrivée il y a bien des années, en tant que gérante d’une des maisons closes les plus huppées du pays. Elle en avait eu marre des pressions constantes, des responsabilités, des menaces et autres choses en tout genre et avait donc préféré changer de vie, du tout au tout. Bien sûr, beaucoup avaient jasé à ses débuts à La Croisée. Mais sa gentillesse et ses talents de cuisinière avaient rapidement fait taire les mauvaise langues. Venait maintenant le temps de découvrir qui, précisément, aurait pu en vouloir à cette bonne femme. Un ancien client mécontent ? Il devait être sacrément vieux, alors si c'était le cas. songea Jirō. Pipe au bec, le bougre continuait sa brève enquête, avant de noter une piste qui lui semblait très solide. Elle venait tout droit du doyen du village, l'un des seuls à qui Menara avait confié ses secrets, et qui les avait gardé.

En réalité, la tenancière avait fui son pays pour une raison précise. Un homme s’était pris d’amour pour elle, d’un grand amour. Mais il était fou, et ne supportait pas de la voir séduire d’autres hommes, alors même que lui ne lui avait adressé la parole qu’une fois sur deux. Jirō avait écouté l’histoire du début à la fin. Ce type avait fini par entrer par effraction plusieurs fois au sein de la maison close, il avait agressé des protégées de Menara, manqué de brulé les lieux. Un grand malade, donc. Tous les soupçons se portaient donc sur lui. Mais le bougre devait donc être terriblement vieux. D’après la tenancière, ce gars-là voulait qu’elle devienne la mère de ses enfants, car elle représentation la femme parfaite pour transmettre la puissance familiale. Elle n’avait jamais vraiment compris avant de voir le fou se transformer, et prendre la forme d’une créature, mi-humaine, mi-varan. Le contrebandier s’était délecté d’un tel récit. De plus, dans ces contrées, il lui semblait pouvoir aisément trouver des lieux qui lui paraissaient idéaux pour une telle espèce d’animaux.

À force de traverser ces contrées, Jirō avait fini par y découvrir beaucoup de petites originalités. Notamment le fait que les dragons de kimonos avaient tendance à se rapprocher des montagnes, des zones rocheuses, parsemées d’arbre et humide. Après avoir récupéré de quoi manger, le jeune homme quitta donc le village à pied et écuma les coins de ce genre autour du village. Il procédait en cercle, sans trop se presser, s’éloignant de plus en plus de La Croisée. Etonnamment, tous les sites étaient absolument déserts. Circonspect, le balafré continua cependant sa recherche. Il eut la bonne idée de pousser ses recherches encore plus loin, perdant presque le village de vue, entamant une ascension d’une colline rocheuse, recouverte de grands pins. Le bougre put grimper en haut des arbres et surveiller le sol depuis là.

Cette fois-ci, les lieux étaient remplis de varans et de dragons de komodos. Ils semblaient tous s’être réunis ici. Le couturé observait ce sol grouillant avec prudence, certain de se rapprocher du but. Le type, d’une manière ou d’une autre, avait du amener toutes ces bêtes à se rapprocher de lui. Il était fort probable que Jirō ait d’ailleurs déjà été repéré. Ce sol de lézard formait peut-être un tas de milliers d’yeux aptes à surveiller les alentours. Le jeune homme partit donc du principe qu’il avait été repéré et fouilla les alentours depuis les airs avant de finalement trouver une caverne. L’entrée de celle-ci était dégagée. Les bestioles ne semblaient pas vouloir s’en rapprocher.

Le sauveteur potentiel de Menara s’assit alors sur sa branche, balançant ses jambes dans le vide, d’avant en arrière.

«  J’aimerais parler au chef de la forêt, s’il vous plaît ! »

En apparence détendu, l’esprit de Jirō carburait cependant à vive allure afin de trouver le meilleur moyen de sortir gagnant de cette situation.

«  Laissez-moi, repartez au village, dites-leur qu’elle n’a que ce qu’elle mérite, cette vieille catin. »

Jirō haussa les sourcils face à cette soudaine réponse. Il s’était attendu à un silence pesant, pas une insulte contre Menara, qui n’avait rien demandé. Pas encore de signe d’elle, d’ailleurs. Jirō se passa alors une main dans les cheveux pour se gratter le cuir chevelu, affichant une moue dubitative.  Dans sa poche se trouvait une mission, à laquelle il avait été affecté par des autorités supérieures. Le seul ordre était de se rendre dans un village de Ta, sous la demande du Daimyo. La voix qui sortait de la caverne était assez clair, énergique et angoissée. Cependant, elle n’avait rien de vieux, d’usé. Ce type n’était certainement pas âgé, ou était alors anormalement bien conservé au niveau des cordes vocales.

« J’ai été envoyé ici pour avoir une meilleure idée de la situation, entre Menara et toi. Tu t’es très bien débrouillé, en tout cas, j’ai cherché ta cachette toute la journée. »

Le couturé semblait prendre le parti d’assumer le fait que son interlocuteur était relativement faible d’esprit, fragile. Il allait donc falloir le faire basculer. Mais ça allait prendre du temps, et peut-être même échouer. Dans ces cas-là, Jirō rebrousserait chemin et retournerait directement au village, avec une explication justifiant son retour les mains vides.

« Je ne te demande pas de sortir ou de laisser partir Menara. Ce sont mes ordres, pourtant, tu vois. Mais je voudrais comprendre. Pourquoi elle ? Qui es-tu ? »

C’est à ce moment-là que le silence s’installa, pendant de très, très longues secondes. Puis finalement, la voix de la caverne résonna de nouveau, un peu plus confiante, moins tremblotante. Jirō sourit alors, apparemment satisfait.

« Je dois faire ça, pour ma famille. Je dois rétablir l’ordre des choses. Mon père y a laissé la peau. Je ne ferai pas les mêmes erreurs. »

« Ton père y a laissé la peau ? Oh, c’est de lui dont j’ai entendu parler, peut-être. Il connaissait Menara ? »

«  Oui, ils étaient amoureux l’un de l’autre, ils devaient former l’union parfaite pour parfaire ma création ! Mais elle a disparu au dernier moment, elle est partie alors qu’elle lui avait promis monts et merveilles, cette vieille salope ! »

Encore une fois, Jirō haussa les sourcils. Très bavard ce garçon finalement. Il commençait en tout cas à y voir plus clair dans tout ça. Le fils était enfermé dans les mensonges de son père et souhaitait « rétablir l’ordre des choses ». Cela pouvait signifier plusieurs choses, mais deux hypothèses probables planaient dans l’esprit du marchand.

« Je comprends mieux, les habitants te présentaient comme le grand méchant lézard, mais je ne sais plus vraiment qui sauver maintenant. Que comptes-tu faire de cette vieille femme, alors ? »

Les jambes du nukenin se balançaient toujours en rythme dans le vide, tandis qu’il attendait, les mains posées à plat sur le branche qui lui servait de siège. L’entrée de la caverne était toujours déserte.

«  Je vais accomplir la volonté de mon père et mettre au monde la descendance idéale, parfaite. Devoir lui passer dessus, ça me dégoute, mais je dois elle faire, pour lui, pour la famille. »

Cette fois-ci, Jirō étouffa un ricanement. L’une de ses hypothèses se confirmait donc. Cet abruti risquait d’être déçu s’il voulait voir Menara enfanter quoi que ce soit. À vrai dire, Jirō appréciait toujours rencontrer de nouvelles personnes, observer leurs manières de faire, de penser. Mais ce cas-là semblait vraiment irrécupérable. Dans un autre contexte, Jirō aurait pu essayer de le tirer de ses étranges, mais là, il n'y avait pas le temps.

« Si je comprends bien, ton père est mort peu après ta naissance ? J’imagine qu’il a du choisir une femme de moins bonne… Qualité, que celle que tu gardes ici ? »

Puis vint enfin le moment opportun. L’idiot sortait de son antre. Il ressemblait en effet à un lézard humain. Son aspect physique fit sourire le couturé.

«  Quel allure ! Regarde-nous ! Un lézard et un balafré ! »

Ce dernier leva les bras, en signe de salutations chaleureux, avant de se pendre à la branche, ne s’y rattachant que par les pieds et croisant les bras, la tête en bas.

«  Mon père, je ne l’ai jamais connu, mais il m’a écrit des dizaines de lettres pour me raconter l’histoire. J’ai vécu comme j’ai pu entre temps. Avec eux. Mes amis. »

D’un geste du menton, il désigna les lézards les plus proches. Son interlocuteur acquiesça en silence.

« Ils t’obéissent ? »

Cette question risquait d’influencer fortement la suite des évènements. Aussitôt, le type effectua un mûdra et quelques lézards se rapprochèrent avant de s’éloigner d’un pas rapide. Jirō en avait vu assez.

« Tu m’autorises à descendre ? »

«  Pourquoi ? À quoi ça te sert ? »

«  Rien, mais maintenant qu’on a brisé la glace, je pense qu’on devrait pouvoir discuter d’un peu plus près. J’ai entendu des choses sur ton père, et je pense que ça te ferait plaisir de les entendre toi aussi. »

Cette phrase intrigua alors l’homme-lézard, qui fit signe au contrebandier de se rapprocher. Dans un même temps, il reprit un apparence humaine. Jirō afficha alors une mine déçue tandis qu’il descendait de l’arbre, lui trouvait son interlocuteur beaucoup plus agréable à l’oeil avec toutes ces écailles. Il paraissait bien plus fade maintenant.

« Qu’est-ce que tu sais alors ? »

Hélas, l’homme-lézard ne pouvait s’en prendre qu’à lui : il n’avait pas montré une once d’intelligence durant cet échange, laissant Jirō prendre ses aises jusqu’à finalement se retrouver face à lui. Ce dernier avançait tranquillement, les mains dans les poches, observant l’homme qui lui faisait face. Son regard perdu, désespéré aurait presque pu lui faire de la peine. Mais ce dernier laissa vite place à de la surprise tandis que Jirō laissait éclater une explosion concentré contre son ventre, réduisant en charpie la majorité de ses entrailles. De nombreux lézards prirent la tangente, effrayés par le son. Grièvement blessé, le bougre manqua de s’écrouler, mais son bourreau le maintenant bien droit, l’enlaçant en tenant solidement ses mains éloignées l’une de l’autre, avant de lui glisser quelques mots aux creux de l’oreille.

«  Ce que je sais, c’est que toi, comme ton père, vous n’êtes rien d’autre que deux sombres idiots. » Déclara alors le couturé avec un sourire mauvais.

Quelques secondes après, le pauvre homme était mort et son corps tombait lourdement au sol. Jirō s’aventura alors dans la caverne, débarrassé de ce problème.

«  Menara ? »

De faibles gémissement résonnèrent et Jirō fit crépiter quelques étincelles qu bout de ses doigts afin d’en repérer l’origine. La vieille femme gisait contre une paroi, exténuée, blessée, mais apparemment bien en vie. Jirō s’agenouilla et entreprit de la prendre sur ses épaules pour repartir dans les bois, prudemment, sans éveiller l’agressivité des lézards.

«  Dites donc, Menara, vous êtes tombée sur un sacré phénomène avec lui. Pas si sûr que vous ayez gagné au change avec moi, en tout cas. »

Malgré l’état de la vieille femme, Jirō eut un petit rire enjoué. Après tout, elle était là sur ses épaules. C’était bien le principal. Il serait rentré au village avant la nuit tombé et pourrait la déposer quelque part. Cependant, n'entendant aucune réponse, le bougre tâcha de presser le pas. Il aimait bien cette vieille dame après tout, et estimait que ce serait une grande perte que de la voir mourir à cause d'un imbécile.