Immobile au milieu de la pluie, un jeune guerrier regardait d'un air hagard les gouttelettes qui venaient s'écraser dans la paume de sa main ouverte. Le fracas du tonnerre vint le sortir de sa torpeur confuse, alors que son regard se portait sur un large bourbier ensanglanté, à quelques dizaines de mètres seulement de sa position. Jonché de cadavres, ce qui avait été autrefois de larges et fertiles champs servait désormais de première ligne dans le conflit habituellement épars qui opposait les forces du pays du thé aux évadés d'Arashi.

Les affrontements avaient réellement commencé il y avait de cela quelques mois, après que la nouvelle Daimyô soit parvenue à mobiliser l'armée seigneuriale pour contrer l'inexorable avancée des bandits dans les terres. Les longues semaines de contre-attaque qui s'ensuivirent avaient été fructueuses, et avaient permis aux armées de la Yokoyama de reconquérir près de la moitié du territoire dérobé par la racaille.

Désormais à quelques lieues seulement d'Arashi, Hitomi et ses officiers faisaient à présent face à une résistance imprévue. En effet, il semblait que les évadés d'Arashi, qui avaient longtemps fonctionné en bandes séparées et indépendantes, s'étaient unis face à la menace en une espèce de horde, toujours en un sens dispersé et chaotique, mais disposant d'un conseil de guerre dont l'autorité grandissait de jour en jour. Sous son influence, quelques-uns des évadés étaient parvenus à ordonner la fortification de points-clés dans l'avancée des forces féodales. Les travailleurs locaux s'étaient donc retrouvés contraints d'ériger des murs entre eux et ceux qui se battaient pour les délivrer de leurs oppresseurs, qui pouvaient d'ailleurs compter sur leur maîtrise du ninjutsu, particulièrement du Doton, pour transformer les plus importants de ces villages en véritables forteresses.

"Kyohei, active toi, tu vas attraper froid."

Le jeune officier se permit une longue expiration avant de pénétrer dans la tente de commandement à laquelle il tournait le dos depuis quelques minutes. Un instant perturbée par le contraste de luminosité entre l'intérieur éclairé de l'abri et la nuit sans lune au-dehors, la vision du fantassin s'accoutuma bien vite, permettant à ses yeux de scruter la pièce. Bien qu'elle ait été montée depuis peu, le sol de la tente n'était pas épargné par la boue omniprésente de l'extérieur qui s'y était accumulé au fil des allées et venues des officiers. Au centre de la pièce trônait une large table sur laquelle étaient éparpillées çà et là des cartes du pays ou de la région, des lettres d'officiers et de régents d'Hiroma ou encore des pièces d'armures diverses.

En plus de Kyohei qui venait d'entrer, dix officiers étaient répartis en cercles autour du meuble central. Certains étaient des nobles, d'autres des serfs, et tous devaient leur place autour de la table à la grande restructuration militaire opérée par Hitomi Yokoyama dans les premiers jours de son règne. Ils ne se connaissaient pas avant de s'engager à ces postes, mais ces quelques mois passés à combattre côte à côte et à compter les uns sur les autres les avaient rapprochés. Kyohei avait été le dernier à les rejoindre. Si ce statut de onzième membre des "Dix officiers" et son évidente juvénilité faisait de lui une remarquable addition à l'outil de propagande de la Daimyô, il avait aussi été sélectionné, à l'image de ses camarades, pour ses capacités martiales.

"Ah, le voilà ! Alors gamin, qu'est-ce que tu faisais dehors ? Me dis pas que tu boudes quand même ?"

"Je réfléchissais Hiro, je sais que c'est un concept vague pour toi."

Quelques éclats de rire narquois retentirent dans la pièce, avant que le calme n'y réapparaisse.

"Que crains-tu Kyohei ? Nous t'avons toujours connu impassible mais ce n'est pas du calme que je lis en toi ce soir."

A l'évidence le plus perceptif de ses camarades, Eiji avait su percer à jour la nervosité de son jeune compagnon.

"Je ne vous apprends sûrement rien en vous disant que la situation ne nous est plus aussi favorable qu'avant. Leur unité soudaine n'augure rien de bon. Je ne veux pas voir cette armée prendre le temps de se fédérer, où on risquerait de se remettre à perdre du terrain, et beaucoup d'hommes en prime. Ils sont unifiés depuis moins d'une semaine et nous voilà déjà bloqués, je n'ose imaginer l'évolution de la situation s'ils parvenaient à fédérer plus de bandes."

Un silence pesant tomba sur la tente, avant qu'une voix féminine confiante ne vienne le briser.

"Tu t'en inquiètes bien tard Kyohei, une nouvelle bande vient prendre pied dans leurs bastions à chaque nouvelle heure de répit que nous leur laissons."

Chaque homme de la pièce se mit au garde-à-vous alors qu'Hitomi Yokoyama, Daimyô du pays du Thé, y pénétrait par la même entrée qu'avait emprunté le jeune soldat quelques instants plus tôt.

"Ce qui m'amène justement au sujet de cette réunion exceptionnelle. Nous ne leur laisserons pas une heure supplémentaire."

Le silence tomba à nouveau dans la tente alors que chacun des officiers fixait ses camarades d'un air confus. L'assemblée fut tirée de son ébahissement par les quelques tintements métalliques provoqués par la courte chute de pièces d'armure, détachées du complexe apparat cérémoniel de la dame.

"Euh, chef, Dame Yokoyama, vous êtes bien sûre de vos informations ? Une charge générale provoquera de nombreuse pertes."

Dans un bruit à peu près similaire à celui de ses autres pièces d'armure, Hitomi abattit son lourd casque sur la table, exposant à la vue de tous le sang frais qui parsemait son visage.

"Oui Hiro, la personne dont je tiens ces informations semblait plutôt convaincue de ce qu'elle avançait. Les évadés et leurs bandes se trouvent être particulièrement réceptifs à l'idée d'une alliance, au moins temporaire. Il faut croire que le récit national que l'on a tissé autour des dix officiers s'est retourné contre nous."

"Ils s'allient par peur de nous ?"

"Précisément, d'où la nécessité d'attaquer pendant qu'ils sont encore relativement peu nombreux et mal fortifiés."

"Dame Yokoyama, je crains qu'ils n'aient déjà le temps et la capacité de ravitailler en hommes chaque emplacement que nous attaquerons. Après tout ils ont des infrastructures fonctionnelles, alors que nous marchons dans la boue."

"Absolument, c'est aussi pour cela que nous allons devoir attaquer sur toute la ligne de front simultanément."

Un nouveau silence confus tomba sur la scène. Chacun brûlait d'envie d'y aller de son commentaire ou de son interjection, mais bien que la relation entre les officiers et leur seigneur soit depuis plus que celle de simple subordination, les guerriers se devaient toutefois de respecter une certaine retenue. Parcourant la pièce du regard, Hitomi s'attarda sur Kyohei, seul à sembler serein après l'annonce du plan.

"Tu sembles plus calme que nos camarades, Kyohei. Une pensée à partager sur mon raisonnement ?"

Les regards de ses compagnons se portèrent sur le garçon alors qu'il se levait pour exprimer son avis.

"Vos arguments sont pertinents dame Yokoyama. Le seul avantage dont nous disposons est notre nombre. Plus les heures passent, plus il s'amenuise tant par le renforcement de leurs rangs que par l'attrition des nôtres. Derrière leurs murs se trouvent des champs fertiles et une économie solide, là où leur stratégie de retrait n'a laissé à notre disposition que des terres carbonisées et des villages dévastés sur plusieurs lieues. Nos réserves se vident plus vite que nous ne pouvons les remplir, et les conditions de vie épuisent le moral et le corps de nos soldats. Si vous tenez vraiment à ce qu'on s'enlise dans ce contexte, autant directement prier pour qu'une épidémie nous tombe dessus.
Attaquer en un seul endroit c'est leur permettre de rediriger leurs troupes sur le point ciblé éperdument et donc perdre notre avantage numérique à terme au fur et à mesure d'une interminable bataille. En attaquant partout simultanément on essuiera de lourdes pertes mais on se garantit une victoire rapide, au moins partielle. Une seule brèche derrière leurs lignes nous assurera au moins des ressources supplémentaires pour soutenir la campagne, et peut-être même la chute de leur alliance, humiliée quelques jours seulement après sa formation."

Un à un, les commandants attablés en cercle se faisaient à l'idée que ce plan était de loin le moins pire de ceux qui s'offraient à eux. Un léger sourire sur les lèvres, la dame reprit l'initiative de la parole.

"Merci Kyohei, je savais que tu saurais faire preuve de rationalité. Moi et Eiji avons déjà choisi les dix points stratégiques que nous ciblerons. Il se rendra avec moi vers le centre de la ligne de front pour établir un quartier général fixe pour vos messagers. Gardez à l'esprit que la bataille se déroulera sur plusieurs dizaines de kilomètres, et que les plus excentrés d'entre vous devront y penser lorsqu'ils demanderont des renforts. Rappelez vous aussi que nous ne sommes pas contraints de réussir chacun de ces assauts, mais qu'en l'absence d'information instantanée entre vous et vos camarades, chacun d’entre vous ferait bien d'essayer d’accomplir son objectif. Vos ordres se trouvent inscrits dans des documents que je vous remettrai à votre sortie de cette tente. Dépendamment de votre emplacement, vous devriez vous mettre en route d'ici trois à vingt heures. Des questions ?"

Se doutant que le briefing n'était pas terminé, chacun garda le silence, en sachant pertinemment que toutes les interrogations qui pourraient leur passer par la tête trouverait leurs réponse dans les prochaines heures.

"Formidable, installez vous bien et prenez de quoi vous hydrater, nous allons discuter des détails de l'opération."