La journée avait bien commencé, très bien même. De retour au Pays du Gel depuis une semaine, Hinageshi allait et venait au sein de la petite nation, bien décidé à se tenir informé à propos des siens avant de repartir, il l’espérait, prochainement. Et aujourd’hui, après une balade en forêt pour contempler la superbe des ressources de l’exploitation Tamano, il avait pris un moment pour se restaurer. L’établissement était modeste, mais auprès des bûcherons du coin, il jouissait d’une réputation sans failles. Des repas traditionnels de Shimo, qui donnaient du baume au cœur. Et puis Hinageshi aimait s’enquérir du bien-être des locaux, peu importe leur classe, et c’est ce qui leur plaisait chez le jeune Nagakura.

L’établissement était vide, à présent. Hinageshi mangeait alors que les bûcherons étaient déjà repartis au travail, et le personnel s’affairait à l’arrière pour nettoyer et entamer les préparatifs pour la soirée, ainsi que la journée de demain. Haut perché sur son tabouret, le jeune homme profitait de son ragoût de venaison, qu’il appréciait particulièrement pour son goût puissant et son gras, quand le calme fut troublé par l’irruption de deux inconnus. Un homme d’un certain âge, en costume contemporain impeccable, qui tranchait avec le bâtiment traditionnel, pour ne pas dire ancien. Il était accompagné d’une fille, à l’air féral et aux cheveux d’un rose étrange. Avec son expression, elle semblait sortir tout droit des bois qui les entouraient. L’homme héla un serveur qu’Hinageshi ne pouvait voir, s’asseyant non loin de lui, et c’est seulement quand il se fit siffler qu’il comprit la méprise: les deux nouveaux venus, ou en tout cas l’homme, le confondaient avec un employé de l’établissement. Posant ses baguettes et se tournant poliment vers le binôme, il prit enfin parole, souriant et d’une voix calme :

- Je m’excuse, je ne travaille pas ici. Vous voyez, l’enseigne accueille surtout des bûcherons, aussi, le coup de feu de midi passé, le personnel s’affaire en arrière salle pour préparer la suite de la semaine. Ils travaillent dur et sont respectés par les travailleurs locaux, aussi j’espère que vous arriverez à vous adresser à eux avec un peu plus d’égards, Monsieur.

Leur venue semblait logique. Au vu du costume de l’homme, il était dans les affaires, et venait de la scierie. Son nez rougi par le froid témoignait de la courte marche qu’il avait dû faire pour venir jusqu’ici. Tout aurait collé, si son… son assistante ? N’avait pas autant tranché, en apparences. Ou peut-être était-ce sa fille ? Ou sa garde rapprochée ? Tant de questions… Sans pour autant se lever, Hinageshi reprit :

- Si vous voulez bien attendre, je suis sûr que dans cinq minutes quelqu’un pourra vous servir à manger et… et du saké, bien sûr. Vous n’êtes pas d’ici à ce que je vois, vous êtes venus faire affaire avec les Tamano ? Ils sont durs, je pense que vous en avez fait l’expérience. Je suis Hinageshi, ravi de vous rencontrer ! A qui ai-je l’honneur ?

Il ne put s'empêcher de croiser le regard de la jeune fille, et de lui sourire, espérant qu'elle se sente plus à l'aise. Elle avait l'air un peu plus jeune que lui, mais son regard lui donnait l'air d'avoir vécu le double de ce que son corps et ses manières pouvaient laisser deviner.

- C’est du ragoût avec de la viande de gibier. Oui. Oui. Oui. Si tu veux.

Étrange comportement décidément, mais les valeurs avec lesquelles il avait été élevé ne permettaient pas à Hinageshi de refuser de partager un repas. Qui plus est en ce lieu, après tout la tradition bûcheronne prônait entraide et partage. Donc, il poussa son bol vers celle qui ne s’était pas présentée, à part pour dire le nom de leur curieux petit binôme. Il allait lui continuer de lui répondre mais fut interrompu par une tirade de l’autre, donc il se tourna vers lui et patienta, jusqu’à qu’il en finisse, tentant de cacher ce que la gerbe de mots lui faisait ressentir: un savant mélange d’incrédulité et de peine. Il se prenait pour ce qu’il n’était pas, le bonhomme, et la désillusion est un bien grand mal.

Ah, enfin fini ?

- Jamais entendu parler.! Ni pendant mes pérégrinations à Hi, ni à Kusa. J’espère que votre activité décollera un jour, en tout cas !

Il aurait pu s’en douter, son attitude et son accoutrement empestaient la suffisance, mais trop tard, il leur avait répondu au lieu de les ignorer, à lui donc de se sortir du pétrin social dans lequel il venait de se fourrer.

- Nagakura Hinageshi, membre du clan du même nom, établi à Shimo depuis… le début, et allié de la lignée des Daimyos du Gel. Je voudrais pas vous brusquer, mais au vu de ce que votre amie m’a raconté, même si vous êtes du Pays du Feu, vous êtes à la solde du Pays de l’Herbe, donc je crois bien que votre pays d’origine ne saurait vous soutenir si vous essayiez d’être une nuisance.

C’est quoi cette pose au juste ? À être trop dramatiquement mouvementé pour rien, il a failli renverser la commande que la serveuse apportait. La remerciant d’un signe de tête, Hinageshi reprit ensuite :

- Dites moi, le diablotin de Kampatsu, je me demande ce qui vous amène à Shimo ? C’est paisible ici comme vous avez su me le faire remarquer, et je doute que les membres d’une compagnie aussi… occupée que la vôtre ne soit venu jusqu’ici que pour se faire fermer le clapet par les Tamano.

Ah, oui, le ragoût. Désintéressé, il se refit face à la fille, plus soucieux des plats de son terroir que d’autre chose que pouvait lui raconter le pingouin qui parlait fort.

- T’aimes bien, alors ?