Ils étaient quatre avec toi dans la pièce, Sora, mais toi, t’étais toute seule.
La Nomade avançait même plus ; on avait posé à terres ses grandes voiles, au milieu de la plaine d’émeraude. Plus aucun bruit, plus les planches qui crissaient, plus rien du tout.
On était au bureau. A son bureau. C’est moi qui était derrière. Y avait encore sa bouteille de sirupeux, comme il appelait ça, à moitié vide, derrière. Fallait la boire.
En hommage.
Ils étaient quatre, quatre et toi, Sora.
Motobaro. J’l’adorais. On allait partir en mission, tout les deux, rendre visite à sa grande sœur. Moi aussi, j’voulais être sa grande sœur. Ou sa petite. Ou n’importe quoi.
Jorel. J’l’aimais pas, lui. Et en plus Sena m’avait raconté les trucs dégueux qui faisait. Mais bon. Il tapait fort. Très fort. Et on allait en avoir besoin.
Sena. Trop mignonne, Sena. Puis, un poil dérangée. Mais elle m’avait promis de grandes choses. Et j’pouvais l’aider à goumer l’autre albinos, et ça, ça s’rait drôle.
Sasaki. La belette. Il utilisait le vent mal, mal. Mais il y avait un truc d’attachant dans ses yeux. Un truc qui me rappelait, moi, Sora. Et j’aimais ça.
Lentement, je sortis cinq verres. Ils étaient beaux, ses verres. Beaux parce qu’il avait toujours eu du goût. Au meilleur artisan, il les avaient pris. Au meilleur. Et on devait lui rendre hommage, ouais. Avec un « blop », la bouteille s’ouvrit, et je remplis les verres à moitié avec ce qu’il restait, avant de les pousser sur le bureau, vers chacun d’eux.
Ils m’avaient vu, rentrer seule, ce matin. Oui, ils m’avaient vu.
- Les gars…
Fallait être, grande, Sora, putain. Ishiyato avait passé des années à t’éduquer, à grands coups de tatanne, pour sur. Et ses gifles, elles allaient te manquer ses gifles.
- J’vous prie de lever vos verres, comme ils font, les humains…
Mes doigts tremblants, je me saisis du mien, et les regardais, les uns après les autres. J’avais pas envie de sourire. J’avais la rage.
- Parce que Ishiyato est mort cette nuit.
Je refoulai mes larmes. Il aurait dit que c’était un truc de gonzesse, de la flotte qui sort des yeux. Et pour lui, pour la mémoire de nos jours heureux, fallait pas.
Fallait pas.
- Le temps l’a rappelé à lui. Encore une fois. Son coeur.
Je vidai mon verre et le reposai brutalement sur le bois ; il se brisa, net, fêlé en deux, pour l’éternité.
- C’est à nous de reprendre son flambeau.
La gorge en feu et les sens aiguisés par les vapeurs d’alcool, je plongeai mes grands yeux dans les leurs. Ca faisait mal, putain.
- J’vous garantis que chacune de nos actions vont viser à détruire une chose. Un village, des espoirs, et tout ceux qui nous ont un jour craché dessus, pour ce que nous étions.
Et ce qu’on restera toujours.
- Des questions ?
Et après, ô après, Fûjin, il sera encore temps d’entreprendre ton Grand Oeuvre.
De nouveau aux pays de l'herbe, Motobaro se retrouvait au bureau des Chiens Rugissants, il avait effectué deux ou trois courses pour eux moyennant rétribution. La petite Sora l'avait adopté comme un membre de la bande, mais il ne connaissait qu'elle et le patron. Jusqu'ici, il n'avait jamais eu l'occasion de croiser les autres. Quand il entra au bureau, il sentit tout de suite une odeur de pluie, alors qu'ils étaient en intérieur. Motobaro avait déjà senti plusieurs fois cette odeur qu'il associait à celle de la pluie, c'était une odeur des mauvais jours. Une odeur de malheur et de tristesse. Enfin, c'est ce qu'il s'imaginait dans son esprit tortueux, ce n'était pas un devin, non plus. Il grimpa les escaliers qui craquaient sous ses pieds comme d'habitude le crissement du bois semblé être une douce musique à ses oreilles. Alors, le clown fit plusieurs allers et retours dans celui-ci avec un léger sourire. Enfin, il arriva en haut dans la salle d'attente des clients. La porte du bureau de moustache était ouverte. Il avait pris un peu ses aises depuis quelque temps alors il entra sans toquer juste comme ça...
La scène était lugubre enfin, c'était surtout la gueule de la petite Sora qui était tristoune. Elle avait l'air de broyer du noir. L'odeur de la pluie ne trompait pas, il y avait un hic, un gros hic. Plusieurs personnes se pointèrent que Moto ne connaissait pas vraiment, mais qu'il supposa être des chiens rugissants. La petite sortie une bouteille d'alcool que Motobaro avait souvent vu sur le bureau d'Ishiyato sans doute appartenait-elle au bougre, mais où était-il ce gueulard ? Elle emplit les verres de chacun avec ce qui restait dans le récipient puis fit glisser les verres sur le bureau. Sora se tenait à la place du chef, il allait lui passer un savon, c'est sûr. Encore plus si l'équipe finissait sa bouteille sans lui ! Motobaro allait dire un truc, mais la petite commença. Elle imposa le silence, ordonna que chacun lève son verre puis annonça la mort du cabochard en chef. Drôle de sensation qui parcourut le corps de Motobaro à ce moment précis, une sorte de frisson qui remonta son échine jusqu'à son cervelet. Personne ne parlait. Moto tout en tenant son verre effectua un mudra pour effectuer un henge, la métamorphose troqua son polo de marin habituel pour un costume rouge vermillon criard à revers bleu cyan. Chemise du même bleu cyan avec un col qui supportait de petits chiens rouges comme motif. Un col serré autour duquel était noué un bolo (litt. cravate texane), la boucle de métal représentait un pitbull avec des lunettes de soleil, rappelant Larry l'une des invocations personnelles du chef.
Enfin, Motobaro reprit son verre affublé de ce costume qui aurait semblé ridicule et horrible à Ishiyato, mais si Moto n'énervait pas une dernière fois le vieux cela aurait été dommage. Il but en même temps que les autres puis reposa son verre tandis que Sora, elle le brisa en deux. Mort d'une crise cardiaque, c'est sans doute ce qui attend tous les types qui bossent derrière un bureau à longueur de temps, mais Moto avait quand même un petit pincement au cœur pour cet insultant bonhomme à moustache. Un pincement au cœur :
Lui-ça bureaucrate, exploitant et lui-ça puer le chien parfois. Nous-ça désolé. Nous-ça exécuter la volonté de Sora, affirma le clown en réponse à ce moment solennel.
Cela ne faisait pas si longtemps que je traînais avec la Nomade, pourtant, je n'avais jamais vu Sora aussi accablée. D'habitude si forte et guillerette la voilà sous un jour nouveau, bien plus sombre et fragile à la fois. J'en connaissais déjà la raison. Mes cartes m'avaient prévenu. C'était pour cela que je n'avais pas cherché a rencontrer le Chef des Chiens Rugissant plus que cela. J'avais vu la mort planer au dessus de son crâne, sans pour autant m'attendre à un départ aussi brutal que stupide. Pauvre être fragile. Qu'allait-il faire de cet argent qu'il chérissait tant, maintenant ? A quoi bon courir après des coupures si ce n'était même pas pour en profiter ? Cela montrait bien que la volonté des humains et leurs croyances étaient dénuées d'intérêts.
Me tenant au côté de l'autre albinos de la pièce, j'attendis en silence que les Chiens se retrouvent au complet, avisant Sora avec un regard teinté d'intérêt pour observer la moindre de ses émotions peu habituelles. Lorsque tout le monde fut présent, la cornue se mit a remplir les verres qui deviendraient les nôtres, afin de trinquer sur la mort du Moustachu. Sora était sans doute la seule vraie affectée par cette disparition. De ce que j'avais compris, c'était cet Ishiyato qui avait pris soin d'elle après la vie de misère qu'elle avait mené. C'était sans doute l'un de ses repaires qui s'était éteint. Lui en restait-il seulement d'autres ? Quoi qu'il en soit, elle parla en meneuse, souhaitant reprendre le flambeau tout en promettant des effusions de sang et de la vengeance. Si ces aspects là ne m'intéressaient pas vraiment, j'étais en revanche ravie d'apprendre que nous continuerions de répandre la mort dans notre sillage : mon Eternel en avait bien besoin. Hormis cela, la disparition du Chien Dominant ne m'affecta pas le moins du monde. Il m'arrivait encore certaines fois de me réveiller en me demandant ce que je faisais encore ici, parmi cette bande éclectique qui n'avait de cesse de s'agrandir...
Après quoi, le Clown s'empressa de prendre la parole, annonçant à sa façon qu'il continuerait de soutenir Sora. De mon côté, je bus d'une traite le liquide écœurant qui m'avait été servi, par respect, sans comprendre l'attirance des êtres pour ces liqueurs. Peut être que c'était cette sensation de brûlure désagréable que nous pouvions suivre parfaitement jusqu'à notre estomac qui se montrait rassurante en nous prouvant que nous étions vivant. Je posai mes yeux écarlates dans les prunelles de la cornue, cherchant a la gratifier d'une certaine empathie, bien que je n'étais pas certaine de savoir comment faire. C'est pour cela que j'ajoutais quelques mots réconfortants.
« Ne t'en fais pas Sora. Désormais, il sert l'Eternel. »
Il formait désormais ce tout qui permettrait à mon Céen de quitter les Cieux pour nous rejoindre et ainsi décimer l'Humanité.