« Qui suis-je ? »

Voilà une question très simple en apparence, mais qui se révèle en réalité bien plus complexe lorsque vient le temps de donner une réponse. Pour être tout à fait franc : je ne suis personne, ou alors une sorte de fantôme. Shidō… ce nom est peut-être lui aussi factice, qui sait ? De nombreux événements de mon passé ont vraisemblablement été effacés de ma mémoire, et il m’est aujourd’hui difficile d’accéder aux souvenirs de mon enfance.
De toutes façons, je n’aime pas parler de moi, de mes sentiments ou encore de ce que je suis devenu. Je préfère garder tout ça égoïstement, enfoui au plus profond de moi. Mais puisque vous avez pris la peine d’ouvrir ce journal, permettez-moi de vous révéler certains passages de ma vie et de vous présenter quelques facettes et caractéristiques de ce dramatis personae.

Je suis un jeune adulte d’une vingtaine d’années, vingt-et-unes pour être précis, de taille et de corpulence toutes deux normales. Je pourrais vous donner mes mensurations à la virgule près mais, très honnêtement, je doute que ces informations vous soient utiles… Gardez simplement en tête que je suis loin de l’obésité, de l’anorexie ou encore de ces stéréotypes à la musculature imposante et dotés d’un petit pois à la place du cerveau.

Au-delà de ma simple apparence, que voyez-vous ?  Qu’est-ce qui vous saute aux yeux ? Je l’aurais parié : mes yeux, justement. Ils brillent d’un éclat bleu céruléen, ce qui contraste d’ailleurs avec les formes noires tatouées sur mon visage. Ce regard si singulier vous donne l’impression que je scrute au plus profond de votre être afin d’y déceler vos peurs et secrets les plus sombres. D’aucuns le qualifient d’envoûtant ce qui est amusant d’une certaine façon. Car oui, voyez-vous, jouer avec les sens et les perceptions des gens est ma plus grande force. Mis à part ce détail, je reste un jeune homme lambda. Des cheveux bruns coiffés en bataille, une teinte plutôt pâle, une silhouette noyée parmi tant d’autres. Quant à mon accoutrement, j’avoue avoir choisi des vêtements pour me fondre dans la foule : un haut et un pantalon gris sombre, un long manteau bleu nuit surmonté d’une cagoule que je relève la majeure partie du temps. Cela me permet de passer inaperçu. Je revêts aussi des gants et des bottes noires, ainsi qu’un bandana au niveau du cou ou parfois dans les cheveux. Je possède également, sanglé à mon avant-bras droit, côté inférieur, un dispositif complexe dans lequel est cachée une lame éjectable. J’ai eu la chance au cours de mes pérégrinations de rencontrer un forgeron de talent qui me confectionna cette arme. Que m’a-t-il dit, déjà… ah oui : « un illusionniste au corps à corps est un illusionniste mort » ! En diffusant mon chakra dans le mécanisme, la lame jaillit de ma manche et s’étend de telle sorte à dépasser de quelques centimètres mon annulaire, ce qui m’offre suffisamment d’allonge pour attaquer, riposter voire porter un coup fatal à un adversaire inattentif.

Mais la véritable question est qui se cache derrière ce visage et cet accoutrement ? De prime abord, je suis perçu comme quelqu’un de hautain et de froid, mais ce n’est rien d’autre qu’une façade me permettant de prendre de la distance avec les gens. Je suis de nature méfiante et ne me fie que rarement au premier venu, sachez-le. Néanmoins, une fois en confiance, je finis par me dérider et me montre plus agréable. Je suis également quelqu’un de plutôt calme et ne m’emporte que rarement. Mais je sais me montrer hargneux et acharné lorsque la situation l’exige. Je pourrais continuer et vous parler plus longuement de moi et des traits qui me caractérisent mais comme je l’ai dit plus haut : je n’aime pas me dévoiler. Vous apprendrez à me connaître si d’aventure nos chemins se croisent. Néanmoins, j’aimerais vous présenter deux traits qui font de moi quelqu’un d’unique et… d’un peu spécial.

Tout d’abord, je suis ce que l’on appelle un hyperphantasique, terme barbare désignant un phénomène neurologique relativement rare caractérisé grossièrement par une imagerie mentale particulièrement vive, et par vive je veux dire invasive. Pour faire simple : mes capacités de visualisation sont poussées à l’extrême, à tel point que les images mentales que je crée se projettent de manière aléatoire sur ma rétine et se superposent à la réalité. Bien que cela soit incontrôlable, je suis parvenu à limiter l’apparition des images et, dans certains cas, je peux me concentrer suffisamment pour forcer une image précise à m’apparaître visuellement. Prenons un objet simple, comme une pomme. En utilisant ce que j’aime appeler mon « super pouvoir » – qui m’octroierait, soit dit en passant, un aller-simple pour un asile ou une maison de repos ! – je peux la matérialiser dans ma main, la tenir virtuellement et la lancer devant moi, tout en suivant son trajet et en anticipant son point d’atterrissage. A quoi cela peut-il me servir ? Eh bien : l’imagination est une grande force pour un illusionniste, non ? Grâce à elle, je peux travailler mon Genjutsu, concevoir mentalement des décors complexes et riches en détails et informations. L’inspiration me vient de mes lectures et de mes rêveries. J’aime passer du temps à lire et à me cultiver l’esprit de manière générale : je suis de nature assez curieuse. Mais chacune de mes pensées finissent par Lui parvenir, ce qui m’amène au second trait qui fait de moi, cette fois-ci, un individu tourmenté…

Cela fait maintenant plusieurs années que je développe mon esprit dans le but de devenir un maître illusionniste. Mais au fil de mon apprentissage, je me suis rendu compte que l’évolution de mon pouvoir latent m’avait exposé à un phénomène de dissociation mentale. Quelque chose avait émergé des recoins sombres de mon esprit, et se manifestait de plus en plus, parfois à travers une voix caverneuse à peine plus grave que la mienne, parfois sous la forme d’une ombre humanoïde me fixant de son regard blanc et esquissant un sourire carnassier avant de s’évanouir dans les ténèbres. Chaque fois que je le vois, je ne peux m’empêcher de frissonner… J’ai à de nombreuses reprises cherché des explications à tout ça, mais les raisons de son apparition m’étaient et me sont encore aujourd’hui obscures. Est-ce l'expression d'un traumatisme émotionnel intense, la conséquence d'une instabilité psychologique chronique, ou encore une sorte d’évolution de mon hyperphantasie ? Je ne saurais le dire, mais toujours est-il qu’Il est là, qu’Il me parle et, au risque de vous effrayer, qu’Il peut apparaître et intervenir au sein de mon Genjutsu. Peut-être est-il, en fin de compte, une sorte d’ange gardien, ou tout simplement ma part de ténèbres.

Enfin, je terminerai mon portrait par vous présenter un autre compagnon qui me suit – et qui n’est pas dans ma tête, cette fois ! – depuis maintenant cinq ans. Perchée sur mon épaule, examinant avec attention les environs, se trouve une boule de plumes que j’ai baptisée Hoshi. Hoshi est un grand-duc au plumage gris sombre et au regard bleuté, comme moi… Mais ne vous embêtez pas avec le terme ornithologique : « hibou » conviendra parfaitement. Je l’ai acheté à un marchand itinérant alors que je faisais une halte à Tanzaku. Une histoire pour le moins singulière, mais que je vous raconterai une prochaine fois. Dans tous les cas, depuis ce jour, nous veillons l’un sur l’autre.

Bien. Je pense vous en avoir suffisamment dit me concernant. Du moins, pour l’instant. Ne vous inquiétez pas, car comme je l’ai dit plus haut : vous apprendrez à me connaître par la suite.

Vous êtes encore là ? Décidément, votre curiosité est insatiable ! Que voulez-vous savoir, à présent ? Ma réputation ? Eh bien, j’avoue ne jamais m’être posé la question… Je suppose que je ne suis rien de plus qu’un inconnu au milieu d’une foule, ou alors un original trimballant son volatile avec lui ? Dans tous les cas, c’est l’image que je souhaite donner : quelqu’un d’insignifiant… au moins, les gens me laissent tranquille !

Vous voici arrivés à la dernière partie de mon récit : mon passé. Pour une raison qui m’échappe, les souvenirs de mon enfance ont été obscurcis et il m’est impossible aujourd’hui de vous parler de mes parents, de mes éventuels frères et sœurs ou encore du lieu où j’ai vu la lumière du jour pour la première fois. Mes premiers souvenirs remontent à mes dix ou onze ans, lorsque j’ai été « recueilli » comme beaucoup d’enfants par un homme que nous appelions tous Otōsan. Ce dernier était le propriétaire d’un orphelinat à Tokaido, à la frontière entre le Pays du Vent et celui du Feu, un bienfaiteur en somme… du moins, c’était l’image qu’il souhaitait ardemment renvoyer. Otōsan nous avait offert un endroit où dormir, de la nourriture et des soins si nécessaire. Mais cette gentillesse cachait quelque chose de bien plus sombre, que beaucoup ignoraient. Pour subvenir aux besoins de l’orphelinat, nous devions tous y mettre du nôtre et participer à, comment disait-il, déjà… ah oui : « l’effort commun » … Rapidement, Otōsan nous donna à chacun une mission. Dans les rues, les garçons devaient mendier, profiter de la cohue pour dérober la bourse des passants et larciner les étals des commerçants. Quant aux filles, mieux valait ne pas y penser. L’être humain peut se révéler extrêmement pervers, parfois…

La première année passa ainsi. Le jour, je mendiais et volais. La nuit, j’étais enfin libre de rêver. Et comme beaucoup d’autres, je rêvais d’évasion et de liberté. Je rêvais d’une vie meilleure, je rêvais des histoires d’aventures que j’entendais dans les rues animées de la ville frontalière. Un jour, alors que je guettais les badauds au marché et attendais le moment opportun pour bondir et dérober leurs bourses, je rencontrai un homme qui racontait à qui voulait bien l’entendre des histoires sur des individus dotés d’une force incroyable et capables de prodiges. D’autres voyageurs me contèrent des légendes similaires. Ils me parlèrent longuement de ces femmes et hommes capables de lever des tempêtes dévastatrices d’un simple signe ou de créer de véritables tsunamis même au milieu des dunes du désert, là où personne n’aurait cru qu’il y aurait un jour de l’eau. Ces histoires alimentaient l’imagination du gamin que j’étais, et m’aidaient à supporter ma triste condition.

Mais au fil du temps, quelque chose changea en moi. Alors que mes rêveries nocturnes m’accompagnaient au moment de l’endormissement, je me mis à avoir des hallucinations, d’abord auditives, puis visuelles. J’entendais une voix caverneuse qui semblait provenir des tréfonds de mon esprit. J’apercevais, au travers de flashs lumineux, une silhouette fantomatique qui se rapprochait de moi, tendant chaque seconde une main inhumaine dans ma direction. Je percevais dans l’obscurité derrière mes paupières une paire d’yeux d’une lueur inquiétante qui me fixaient avant de s’évanouir dans les ténèbres. Mon inquiétude ne faisait que croître mais, redoutant plus que tout qu’Otōsan ne s’en mêle, je décidais de garder le secret…
Petit à petit, cette chose et moi commençâmes à discuter. Nos premiers échanges furent assez courts et étranges, et l’idée de cette cohabitation soudaine m’angoissait au plus haut point. Mais, bien que sa présence me terrifiât de prime abord, Il devint en quelque sorte mon ange gardien et confident.

Quatre années supplémentaires s’écoulèrent. Quatre longues années à subir réprimandes et tortures, à devoir accepter les choses qui se passaient dans l’ombre, à devoir me taire et respecter l’autorité d’Otōsan sous peine de subir sa colère. Qu’aurais-je pu faire du haut de mes quinze ans ? Qu’aurions-nous pu faire, les autres et moi ? Nous n’étions que des enfants, et notre bienfaiteur était connu au sein de la ville comme un homme respectable. Chaque jour apportait son lot de peines et de souffrances. Plus j’étais confronté à la détresse de mes camarades, plus la colère que je gardais et réprimais en moi grandissait. Jusqu’au jour où celle-ci finit par me submerger.

Dans un élan de rage, et grâce à une force insoupçonnée qui s’éveilla brutalement en moi, je tuai Otōsan. Ce meurtre me libéra non seulement de toute la haine que je lui vouais, mais nous libéra également toutes et tous de son emprise. Nous étions enfin libres ! Libres, oui… mais pour faire quoi ? Je venais d’avoir quinze ans, et n’avais aucune idée de ce que j’étais capable d’accomplir. Tandis que mes camarades s’éloignaient chacun de leur côté afin de réaliser les rêves qui les avaient accompagnés tout au long de leur « captivité », j’entrepris d’apprendre à maîtriser ce pouvoir latent qui sommeillait dans mes gènes. Je quittai donc définitivement Tokaido et commençai alors une vie d’aventure. Sur ma route, je fis la connaissance de Hoshi, le hibou dont je vous parlais tout à l’heure, qui devint ma mascotte et m’accompagne encore aujourd’hui, tantôt surplombant le désert, tantôt bien installé sur mon épaule. Je traversai plusieurs villages, rencontrai des gens de tous horizons, certains bienveillants et d’autres aussi détestables qu’Otōsan.
Cinq ans s’écoulèrent ainsi. Cinq ans rythmés par les sessions de méditation et d’entraînement mental dans le but d’accroître toujours un peu plus mes talents d’illusionniste. Mais malgré tout ce temps, j’étais encore bien loin de maîtriser le pouvoir dont m’avait doté la nature…

Plus le temps passait, et plus mes aspirations évoluaient. Le souvenir de ma vie de servitude me taraudait, s’immisçant dans mes rêves et mes cauchemars. Mais petit à petit, des bribes de souvenirs me revenaient en mémoire. Des fragments de mémoire datant d’avant mes dix ans, d’avant ma captivité à Tokaido. D’étranges sensations que, sans une once d’hésitation, j’associai à l’entité qui partage mon esprit. Je ne devais pas refouler ces émotions : il fallait que je sache ce qui m’était arrivé.

C’est ici que commence ma nouvelle vie. Après des années à faire face à l’inconnu, ma voie est aujourd’hui toute tracée : découvrir qui je suis réellement, découvrir quelles sont mes origines.