Perdu au beau milieu du pays de l’Eau, Shinichi commençait à ressentir une faim qu’il n’avait pas connu depuis bien longtemps. Il faut dire que l’abondance était le terme qui qualifiait le mieux les derniers jours du Kitase. En effet, de retour en ville, il avait profité du fruit de son larcin pour s’offrir victuailles à volonté et lit douillet. Mais alors qu’il cherchait à rejoindre Seigyoku, voilà que la dure réalité fit son retour. Il fallait se battre pour survivre. Enfin se battre… Façon de parler.

Car Shinichi n’était pas homme à sortir les armes pour un rien. Non, lui, préférait faire preuve de malice. Le Mizujin était assurément doué dès lors qu’il s’agissait de fomenter des plans et agir avec fourberie. Malheureusement pour lui, il n’y avait présentement personne à arnaquer. Aussi doué était-il pour se jouer d’autrui, il ne pouvait profiter de l’homme invisible. Tirer parti des autres nécessite qu’il y ait des gens. Et à l’heure actuelle, Shinichi était littéralement seul au monde. Perdu au beau milieu de nulle part.
Quelle tristesse.

Ainsi donc, il fit ce qu’il détestait faire par-dessus-tout : Se débrouiller seul. A l’aide d’un bout de bois et de quelques fils, il créa une canne à pêche de fortune. Puis, après avoir accroché un ver au bout de sa ligne, lança la canne avec une vigueur caractéristique du bougre – comprenez par là qu’il la lança avec mollesse. Et, bien entendu, pour accompagner son geste il hurla : « A MOI. POISSON ! » Évidemment, par ce cri, l’idiot venait de faire fuir les quatre pauvres sardines qui traînaient dans ces eaux. Qu’à cela ne tienne, il était prêt à attendre des heures que ces dernières daignent revenir. Il faut dire qu’il n’avait pas d’autres choix.


Shinichi était doué d’une patience sans limite. Et c’est après six bonnes heures que cette même patience fut récompensée. Quelque chose mordait à l’hameçon ! Shinichi tira, tira et tira encore. Jusqu’à finalement en sortir quelque chose. OU PLUTOT QUELQU’UN. Le Kitase observa longuement l’individu et se demanda même s’il était comestible. Habituellement Shinichi ne faisait pas dans le cannibalisme mais on lui avait appris qu’il n’était pas honorable de gaspiller les dons des dieux. Et Shinichi était assurément un homme honorable. Aussi, si une quelconque divinité lui avait envoyé ce bon monsieur, c’était assurément pour qu’il comble sa faim. « Tu n’as pas l’air très goûtu mais qu’à cela ne tienne. Je ferai un effort. » Alors que Shinichi s’avançait, l’inconnu se réveilla. « Eh mince » pensa-t-il aussitôt.
Bientôt, un second individu surgit de nulle part. à croire qu’il y avait une réunion de famille qui s’organisait.

C’est que ce second inconnu n’était pas commode. Après une unique sommation, il exécuta la proie du Kitase de sang-froid. Shinichi tressaillit à la vue du sang. Loin d’éprouver de la peur, il ressentit une montée d’adrénaline similaire à celle ressentie quand il avait exécuté son alter égo. Ce sentiment s’évapora aussi vite qu’il était apparu et il reprit bien vite ses élucubrations habituelles : « Le bon côté des choses ? … »

Était-il bien sérieux ? D’après Shinichi, son interlocuteur était un maître dans l’art d’ironiser. Qu'on se le dise, le Kitase aussi aimait l'humour mais il n'était pas du genre à apprécier que l'on se moque de lui.
« Tu viens de dégueulasser mes vêtements et gâcher ma partie de pêche. » Il pointa du doigt la partie inférieure de son yukata. Une minuscule – voir même microscopique – goutte de sang avait tâché l’habit du Mizujin. De quoi lui coller un procès, assurément. S'il avait été assez fort, il lui aurait fait payer cher cet affrontement. Malheureusement, Shinichi ayant la force de frappe d'une larve, il se ravisa et contenta de répondre : « Et puis … Je n’allais pas le manger. J’ai certes faim mais je sais encore me tenir. » C’était faux. L’espace d’un instant Shinichi avait réellement songé à faire de cet individu son dîner.

« Qui es-tu ? Et lui, qui est-il ? Ce n’est pas que sa présence m’a marquée plus que de raison et je veux bien croire qu’il ne manquera pas à grand monde mais j’ose espérer qu’il y a un sens à tout ce cirque. » Le ton du shinobi se voulait sérieux. Pourtant cela ne lui allait pas de parler ainsi. Il faut dire qu’il se fichait pas mal des autres. A fortiori, il se moquait aussi du devenir de l’homme qu’il avait pêché. Son sens de la justice était plus que déviant. Aussi, il n’était pas bien placé pour faire la morale à cet inconnu. Lui aussi avait tué. Et il l’avait fait pour moins que ça.
« Bon. Sinon. On fait comment pour ce bonhomme. On le laisse ici, comme ça ? On le balance dans l’eau en priant pour que la rivière nettoie tes péchés ? ET J’AI FAIM BORDEL. »
L'eau de la rivière nettoyait bien des choses mais pas le sang ni les pêchés. Bientôt, on allait découvrir le corps de cet individu. Et quand bien même les autorités de l'eau n'étaient pas les plus efficaces du monde, il y avait un risque à le laisser croupir ici.

… Voilà. Nous y étions. Le point de non-retour. Shinichi pétait un câble et assénait bêtises après bêtises. Lorsqu’il était dans cet état, le Kitase était tout bonnement insupportable. A moins d’être calmé rapidement, il allait poursuivre dans cette voie.

Pour la première fois depuis longtemps, Shinichi écouta son interlocuteur sans le couper dans son propos. Et par écouter, comprenez par là qu’il fit plus que simplement acquiescer de la tête en laissant l’individu lui refourguer sa soupe. Non non, en l’occurrence, il prêtait une oreille attentive au propos de l’inconnu. Pour cause, l’histoire de cette organisation l’intéressait. A dire vrai, il est plus exact de dire que cela l’intriguait. Ils avaient d’une certaine façon former un groupe cohérent autour de valeurs – certes déviantes – dans le but de faire du profit … Et faire du profit était une des priorités du Kitase. La curiosité de notre protagoniste était nourrie par une volonté de s’inspirer des œuvres d’autrui afin de monter sa propre petite société criminelle.

Lorsque l’individu eut fini son discours, Shinichi répondit : « Je m’appelle Shinichi. Et malheureusement je ne sais rien d’eux. Il faut dire que je ne suis pas du coin. Je viens d’un petit village de pêcheur, d’où mon activité et mon talent pour ce qui est d’attraper les lourdauds qui parcourent les eaux. » Talent, talent … C’était vite dit. Le bougre avait passé des heures à attendre sans que rien ne morde. Quoiqu’il en soit, il reprit : « Et je crains que tu ais raison, je suis faible. Idiot, je ne crois pas mais faible, c’est possible. Heureusement pour moi, il y a d’autres qualités que la force en ce bas monde. » Shinichi n’était pas une lumière mais il jouissait d’un talent certain pour la débrouille. A la façon des parasites, il était doué pour se coller aux autres, profiter d’eux, puis les tuer ou les quitter dès lors qu’il avait tiré ce qu’il y avait à tirer de chacun.

Alors qu’il se gratta le menton, comme pour se donner une consistance qu’il n’avait pas, il déclara : « Ton histoire me parle. Le commerce d’organe, c’est moche. Si ce gars est celui que tu prétends alors soit. Je vais ceci-dit faire ce qu’il faut pour qu’on ne le retrouve pas. Les autorités ne sont certes pas les plus talentueuses qui soient mais … S’ils ne peuvent pas remonter jusqu’à toi, ils pourront peut-être jusqu’à moi. Et comme tu l’as bien fait remarquer, je suis faible. Aussi, à défaut d’avoir la force, il faut être malin et précautionneux. » Et ça, il l’était. Pas en toutes circonstances, certes, mais il l’était lorsqu’il s’agissait de sa survie.

Du reste, il se fichait pas mal des œuvres de l’organisation. Le commerce d’organe n’était certes pas l’activité la plus noble qui soit cependant Shinichi n’était pas du genre à avoir d’état d’âme. Le garçon commençait à maquiller la scène du crime et, comme pour passer le temps, demanda : « Ton nom … Cela veut dire traitre ? C’est marrant. J’imagine que c’est un surnom ou un nom d’emprunt. Il y a là encore une histoire derrière ou bien ? … » S’il y en avait une, il voulait bien l’entendre.