Il a de l’humour, Jinmu.
Ou peut-être est-il sérieux.
C’est une situation étrange, cryptique, que la Raikage ne parvient pas à décoder. Beaucoup d’hommes rêveraient d’être son amant maudit ? Elle ne comprend pas l’allusion, peu certaine que cette supposition ait une quelconque part de réalité.
Enfoncée dans son épaisse cape de Raikage, Itoe ne saisit pas la perche. Elle la laisse s’échouer mollement, pour ne pas la rattraper. Peut-être a-t-il raison, peut-être a-t-il tort. Dans le monde de l’albinos, l’amour n’est qu’une chose parmi d’autres, dont elle ne se soucie pas vraiment.
Il paraît même que personne ne connaît son orientation sexuelle, pas même dans son pays de naissance. Itoe traite tout le monde de la même manière, ne montre que très peu d’affection et ne se laisse que rarement aller à des élans de tendresse.
C’est une maman Kage plus qu’une femme Kage, en somme.
Enfin, sur le papier.

Le blond a l’air très amusé. Plein d’idées, aussi.
Si cette mission paraît inintéressante pour certains, au moins ceux qui se gorgent de bagarre et s’épanouissent dans les tâches ninjas les plus basiques, pour lui, il semble que ce soit différent. Il semble qu’il se prenne plutôt au jeu, que ça lui plaise.
Il fourmille, jubile.
Il a l’air bien trop content d’être là.
Ça permet à Itoe de se préparer au missile qui se prépare à lui tomber dessus. Au moins un peu, en tout cas.

Les quelques valeurs qu’il tend à inculquer à la foule sont assez habituelles, en réalité. L’amour, le sacrifice, la combativité. Toutes ces choses que l’amant d’Eiko porte en lui, au point d’en mourir.
Au fond, l’idée est bonne. Elle est même très bonne.
Ça donnerait une idée moins diabolisée de la première Raikage, cette femme qui a traumatisé des générations mais aura, malgré tout, gouverné Kumo pendant tant d’années. Si elle n’a pas instauré que la joie, elle a tout de même apporté de belles choses.
C’est peut-être cela, qu’il faut retenir ? Peut-être ces idées, qu’il faut faire perdurer, pour que les fanatiques d’Eiko soient heureux ?

Jusque-là, d’accord.
Mais il y a quand même quelque chose qui la chiffonne.

Quand elle y pense, ses joues s’empourprent.
Pour cela, pour que son partenaire soit heureux, il semble qu’il faille qu’ils aient recours à un contact. Un contact charnel, doux et délicat, que l’Homme échange avec ses pairs depuis toujours. Un contact symbolique, qu’on ne partage pas avec n’importe qui.
Un baiser.
C’est beaucoup, un baiser.
Dans son imaginaire, c’est même bien trop.
Surtout pour le donner à Jinmu.

Itoe secoue vivement la tête, chasse les rougeurs sur ses joues.

« Certainement pas. »

Elle pose le refus sans rien y ajouter, parce qu’elle ne sait pas quoi y ajouter.
Tant bien que mal, la Raikage retrouve une contenance, fait disparaître tous les doutes et l’embarras dans lequel elle se trouve.

« Nous pouvons jouer les amants maudits, choisir que l’amant soit un homme loyal, aux valeurs honorables. Déterminer cette scène comme étant une tragédie. Je suis d’accord avec cette idée. »

Elle lève un index indicatif.

« Néanmoins ! Nous ne nous embrasserons pas. Une accolade, si vous le souhaitez. Un baiser sur la joue, tout au plus. Mais nous n’irons pas plus loin, que cela plaise au public ou non. »

Inspire longuement.

« De toute façon, je doute que Senbaru Eiko soit du genre à se laisser aller à de tels actes. Encore moins dans une situation critique comme celle-ci. »

Une bonne excuse, qui lui donne une échappatoire. Qui lui permet de ne pas complètement s’embourber dans une situation cocasse.
Elle hoche la tête pour elle-même, regarde autour d’eux.
Oui, ils vont bientôt pouvoir y aller.
Leur plan semble plutôt bon.

« Très bien. Faisons ainsi, alors. Nous nous trouverons face à un colossal mur d’ennemis, que vous irez encaisser le temps que Senbaru Eiko prépare son plus gros jutsu. Malheureusement pour vous, vous serez emporté avec les autres. Cela transmettra au public l’amour de la patrie, la tragédie d’un amour brisé, le sacrifice honorable d’un homme amoureux. »

Un sourire.

« Cela me semble plutôt bien, en effet. »

Le plan mis en place, Itoe décide d’avancer. La scène est en plein air, face à un nombre affolant de spectateurs, qui n’attendent que de voir surgir leurs héros du jour.
Elle se positionne derrière le rideau, inspire un grand coup.
C’est fou, tout de même, de se présenter devant tous ces gens qui la connaissent, mais ne veulent pas la voir pour elle. Ils veulent la voir pour Eiko, ne serait-ce que le temps d’une représentation.
Itoe laisse les costumiers faire leur travail.
Elle est affublée d’une perruque, une tenue composée d’un bustier, d’une chemise blanche et d’un pantalon, ainsi que de quelques bijoux. Par respect, les intermittents du spectacle ne tentent pas de toucher à la fleur dans son œil.
Itoe devient Eiko, en restant tout de même un peu Itoe.

Elle regarde Jinmu, un sourire timide aux lèvres.
Ils vont vraiment faire ça.
Ça la perturbe.

Mais, quand le rideau se lève, l’albinos ne peut plus faire machine-arrière.
Encore une fois, elle est là pour les fans.
Tout pour eux, rien que pour eux.

Et merde à tous les deux, surtout.

Le public les observe avec une très grande attention.
Ils sont là, dans l’expectative. Ils attendent quelque chose de grandiose, de fabuleux. Quelque chose qu’ils n’oublieront probablement jamais.
Itoe doit avouer que ça lui donne le traque. Comment jouer un personnage qui n’est pas du tout le sien ?
Se mettre dans la peau d’une autre lui paraît si complexe.

Elle inspire profondément, ne sourit surtout pas au public. Eiko ne souriait pas.
Eiko était froide.
Eiko a envoyé son amant au devant d’une guerre totale, sachant pertinemment qu’il ne reviendrait pas. Eiko l’a tué.
Par amour, oui. Par nécessité de protéger le village, aussi.
Mais elle l’a quand même mis à mort.

Il faut qu’elle soit froide. Impassible. Qu’elle ravale ces sourires qu’elle a l’habitude de distribuer.
Écraser Itoe le temps d’une scène. La faire disparaître.
Inspirer, expirer.

« La situation est critique, mon amour. L’ennemi est à nos portes, déterminé à tous nous réduire à néant, nous ne pouvons laisser passer un tel affront ! »

Se noyer dans son rôle.
Devenir Senbaru Eiko.
Oublier Seika Itoe.
Elle inspire une nouvelle fois.
Les répliques se succèdent et défilent à pleine vitesse. Au fur et à mesure, Itoe se prend au jeu. Elle n’existe plus pour elle-même ni par elle-même, mais par son rôle et pour son rôle.
Tout ira bien.

Jinmu lui donne la réplique, poursuit, joue parfaitement le rôle de l’amant loyal et déterminé.
Lorsque vient l’heure des séparations, le reste des acteurs apparaît sur la scène. Ils sont tous équipés de diverses armes faites en carton.
Itoe réprime un sourire et les observe avec un air plein de colère.
Son visage s’adoucit quand elle regarde son amant une dernière fois.

« Kumo ne t’oubliera jamais. »

Conformément à leur plan, Itoe serre le jeune homme dans ses bras.
Quelque chose lui dit qu’une partie de lui s’amuse de cette situation, qu’il n’est pas complètement indifférent à cette étreinte. Pour la rendre plus réelle, la Seika prend sur elle et la tient un temps suffisamment long pour ne pas qu’elle paraisse étrange.
Il faut que le public y croit. Qu’il ait l’illusion de la réalité.
Qu’il se prenne au jeu.

Jinmu se sépare d’elle, se lance dans la mêlée.
C’est l’unique possibilité, il est l’un des meilleurs combattants du village. Eiko a besoin de lui pour préparer sa plus puissante offensive.
L’avantage d’être une manipulatrice des fleurs, quand on incarne une utilisatrice du papier, c’est de pouvoir faire d’autant plus illusion.
Accompagnée de ses assistants, qui jettent eux aussi des morceaux de papier, elle ajoute à la scène un réalisme qui fait crier les spectateurs de joie.
Ils applaudissent, l’acclament.
Quand ils comprennent ce qui arrive, ils se calment presque aussi rapidement.

L’amant va mourir.
Au milieu de toute cette agitation, alors qu’il a mis à terre un grand nombre d’ennemis, il va périr lui aussi.
Eiko au devant de la mort de son aimé, à la tête d’une offensive qui sauvera le village.
Eiko l’héroïne.
Eiko le cœur brisé.

Itoe lève les mains au ciel et fait pleuvoir sur les acteurs un très grand nombre de pétales, mêlés à des confettis.

« Jamais nous ne t’oublierons ! », hurle-t-elle, des larmes dans la voix.

Le public semble aussi ému qu’elle, certains commencent à cacher leurs lèvres sous des mouchoirs, d’autres se tiennent le cœur. Certains ne parviennent plus à retenir leurs sanglots.
De véritables fans de la grande Eiko.
Le tyran qui a ému toute une population.
Incroyable.
S’ils savaient.

Itoe continue d’attaquer ses adversaires fictifs jusqu’à ce qu’ils s’écroulent.
Alors que Jinmu tombe à son tour, elle joue la carte de la tragédie. Aller au bout de la pièce, au plus loin.
Ses jambes se dérobent.
La forte Eiko, l’impassible femme tyrannique, qui a régné d’une main de fer sur Kumo, qui finalement est aussi humaine que n’importe quelle autre personne.
Les spectateurs semblent s’y identifier aisément, ravis de cette représentation.

Alors qu’ils commencent à acclamer la Raikage, celle-ci se relève. Cette fois, elle sourit.
Dans une première courbette, elle reste costumée. Rejointe par tous les autres membres de l’équipe, elle salue la foule en délire, la main glissée dans celle de Jinmu et d’un autre acteur.
Ils font la révérence une nouvelle fois.
La dernière, cette fois, est une révérence faite par les acteurs et non les personnages.
Étonnamment, les acclamations semblent pleuvoir de plus belle.
Itoe sourit.

Ce n’est pas facile d’être quelqu’un d’autre, surtout une figure aussi différente de la sienne.
Mais elle doit admettre que c’est plutôt amusant.

À la fin de la représentation, elle félicite Jinmu et le remercie de sa collaboration. Ce n’était pas une mission bien compliquée mais, quand même : ils ont revêtu le costume de quelqu’un d’autre pour un moment. Ils s’en sont plutôt bien sortis.